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Point Régional : Chine - Japon



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Alain R. Coulon collabore sur notre site à la rédaction et à la mise en forme des pages en chinois et en japonais. Il présente ses appréciations dans les textes ci-dessous après de longs séjours résidentiels en Asie.


"Alain Robert Coulon a séjourné 21 ans en Asie : 2 ans en Chine (un an à Pékin et un an à Nankin) et 19 ans au Japon (deux ans à Nagasaki et 17 ans à Tokyo).
A cela s'ajoutent 5 voyages en Thaïlande, 2 voyages aux Indes et au Népal. Il a traversé trois fois le continent eurasiatique de Pékin à Paris via Moscou (deux fois par le transmongolien -train chinois- et une fois par le transmandchourien -train russe-). Un article sur son dernier voyage est paru dans l'hebdomadaire "Valeurs actuelles"(1) (dernière semaine d'août 2000).

Sommaire des textes d'A.R. Coulon :




Un "barbare en Asie" - l'humour japonais



by Alain Robert Coulon

(Alain R. Coulon is a writer, philosopher and Asian specialist who has lived more than twenty years in China and Japan). (alainrobertcoulon1(at)yahoo.com)



On pouvait s'y attendre, mais il est préférable de le déclarer d'entrée sans ambages : les Japonais n'ont guère le sens de l'humour. Doués pour bien des choses, l'action collective, le perfectionnement maniaque, l'observation extatique des détails, ils sont beaucoup trop appliqués, et occupés, pour savoir prendre, à loisir, ce très leger recul dans lequel l'humour se faufile, apportant avec lui le risque fécond de l'erreur ou de l'imprécision.

Au contraire, ce qui semble bien les caractériser, c'est justement un imperturbable esprit de sérieux, le souci obstiné de voir les choses du bon côté en ayant grand soin de fuir les idées négatives comme la peste, pour mieux garantir la brillante, la parfaite réussite des recettes consciencieusement collectées et apprises.

Mais après tout, il faut les comprendre et se mettre à leur place un instant. Imaginez-vous donc dans ce cadre géographique : en pleine mer, accroché à des rochers, et pour comble des rochers qui tremblent, dans d'étroites îles surpeuplées, sans espace de fuite.

On raconte même, et c'est à peine une plaisanterie, que l'archipel est le dos d'un dragon irrité, et que le Japon s'enfonce avec une lenteur torturante dans la mer.

Et puis il y a les typhons d'automne. Il faut s'habituer à vivre sans s'étonner d'apprendre que le typhon numéro 19 a fait cinquante morts, ce qui, bien qu'exceptionnel, contribue à créer une ambiance de crainte, de familiarité avec la mort, car la série annuelle continue, jusqu'au numéro 24, par exemple.

Et ce n'est pas tout. Il est prudent de compter encore avec le feu qui gicle des entrailles de la terre, ou qui tombe du ciel, les petites blagues volcaniques et les farces du climat. Le Japon, d'une façon assez insolite à ces latitudes, est aussi bien le pays d'une chaleur humide accablante et quasi tropicale, que le pays des neiges où l'on sort des maisons par la fenêtre, l'hiver, dans la province de Niigata.


Alors, dans ce tableau, que va devenir l'humour ? Virer au noir ? Le Japon, paradis de l'humour noir ?

Entrouvrons, presque au hasard, le Hagakure, le manuel du parfait chevalier japonais. On y lira qu'il est nécessaire d'apprendre à mourir chaque matin, de s'accoutumer à cette idée dès l'aube. Car, en effet, c'est moins facile que le soir.

Et à l'époque moderne, cette tradition féodale se perpétue, du matin au soir, sous la forme de la faux capricieuse karôshi : la mort subite du brave employé de bureau surmené, fauché en pleine course, au champ d'honneur national du surtravail.

De fait, nous voici dans la contrée rêvée de la catastrophe. Elle passe sous les masques aux sourires poignants, grimaçants, éthérés, ricanants ou béats du théâtre Nô, tout comme sur les faces poudrées des clowns lunaires du Kabuki.

Et sur la scène réelle des trottoirs, dans les coulisses du coin des rues, ou du recoin des trains, l'on surprend bien des sourires crispés, stoïques ou spartiates, l'on croise ou l'on devine, habilement camouflés, trop de visages catastrophés.

Du reste, que faire, sinon attendre passivement le prochain tremblement de terre qui décimera, officiellement, un habitant sur mille de la capitale, à moins que ce soit un sur cent.


Mais n'oublions pas : nous sommes au pays du samouraï et de la geisha. Pas du soudard et de la putain.

Voilà qui a un peu plus de tenue. Un peu plus de classe.

Trop, même.

Le repos du guerrier fortuné, la geisha, de l'avis de ceux qui s'y seraient risqués, c'est plutôt le pénible plaisir de se voir livré aux mains agiles d'une infirmière trop dévouée, à l'expertise toute médicale.

Car nous sommes au pays des soins, du soin en détail, du net, du nickel, de l'impeccable. Et tout cela ne fait pas très bon ménage avec l'humour.

Ou plutôt si : à l'envers.

Vu d'assez loin, à partir d'un poste d'observation situé d'un autre côté de ce monde, c'est-à-dire soit pour une minorité de Japonais suffisamment détachés et anticonformistes - car elle existe, poussant dru en terrain difficile - soit bien entendu pour l'étranger, qui, de toute façon et grâce à Dieu, ne mettra jamais les pieds au Japon, ou bien surtout, pour le malheureux qui, y étant allé, a réussi à passer le cap de la stupeur, et puis celui de l'excitation trépidante, et ensuite le cap de l'exaspération, suivi par celui de la colère furieuse ... une fois abordés, après un deuxième, un troisième retour au Japon, les stades suprêmes de la résignation, de l'abdication, et enfin de l'indifférence, alors vient un moment béni d'équilibre où il devient possible de savourer, d'une manière dégagée, l'humour infini des contrastes les plus déments, et même d'exercer son humour à ses propres dépens, et aux dépens aussi de ses pitoyables collègues d'exil volontaire, sans oublier naturellement les chers autochtones.

Et les occasions abondent : le choc des cultures, des coutumes, de ce sacré cortège d'habitudes, explicables par un brin de logique, mélangé à beaucoup d'usage, mais finalement arbitraires - tout y contribue sans trop de peine.


Commençons pas la base : la cuisine

Celle du Japon est sans conteste la plus belle du monde à voir. Les couleurs, les lignes, la proportion des plats et de ce qu'ils contiennent, sont parfaites et jamais l'expression " manger des yeux " n'aura été aussi appropriée qu'au restaurant japonais. Tout se passe comme si une tragique confusion des arts s'était produite, les chefs du pays, tristes victimes de vocations manquées, ne sachant s'empêcher d'élever l'art de la table au niveau de la sculpture ou de la peinture.

C'est au point que des esprits malicieux sont allés jusqu'à prétendre que la cuisine japonaise n'était que l'art de cacher, sous une présentation mirobolante, la rareté et la cherté des ingrédients, en un mot la pauvreté de la nourriture.

Ecole d'une frugalité spartiate, de l'ascèse monastique même, tout aussi bien que d'une solidarité assez imprévue avec le tiers-monde. Et encore ne manque-t-il pas de pays qui, sans être riches, peuvent offrir chaleureusement au voyageur une profusion paradisiaque de fruits par exemple, mais il n'existe sans doute qu'un lieu au monde où l'on osera vous présenter, dans de la vaisselle de haut prix et avec une dignité compassée et presque méprisante, un huitième de tranche de pêche et une petite noix de pulpe de banane.

Cela vaut du reste le voyage.

Car, en effet, le goût change : c'est de la cuisine quintessenciée, un très précieux mysticisme des fourneaux.

Et voilà que se dégage ainsi peu à peu l'un des traits typiques de la psyché nippone : la rétention, cette forme parfois violente, souvent galvanisante, en tout cas toujours utile, de la rareté.

La géographie est ici avare de terres, d'espace vital, et les hommes seront aussi avares de paroles. Pas d'énergie à gaspiller. De la discipline et du contrôle.

Il faut compter ses gestes, ses respirations, sous la pression de ces foules urbaines, à la sensibilité frémissante cachée derrière le paravent de l'impassibilité orientale, et qu'on s'entraîne vite, bon gré mal gré, à ne plus voir consciemment, à ne plus considérer comme une présence positive d'êtres humains réellement abordables, dans la touffeur accablante de l'été humide - mais plutôt comme un mirage, un défilé fantomatique avec lequel il est préférable, pour survivre soi-même, de ne pas chercher à interférer, abandonnant tout espoir d'échanger spontanément quelques paroles aimables.

Et de la même manière, dans la vie intellectuelle aussi, en poésie, en art, on saura économiser soigneusement et subtilement ses forces : on cherchera à dire moins pour exprimer davantage, on déploiera toute la panoplie de l'expression contenue, indirecte et méticuleuse, en demi-teinte, on exploitera toutes les ressources de la miniature et de la sobriété.

Le Japon est le paradis du laconisme et de la litote, de l'euphémisme, et dans la mesure où l'humour reste une force universelle irrépressible, c'est typiquement à ce niveau qu'il commencera involontairement à poindre.


L'étranger de passage est souvent la victime naïve de ces redoutables flèches d'humour indirect, à la japonaise.

Le diplômé japonais d'Oxford, le grand maître de n'importe quoi, se déguisera volontiers en tout petit débutant qui balbutie : c'est l'arme secrète de la fausse modestie, qui permet de faire des observations et de prendre des mesures défensives, avant de lancer une contre-attaque, à la vitesse de l'éclair.

Ce goût pour la réserve et la circonspection est une autre forme d'économie d'énergie ; et c'est aussi, naturellement, une grande qualité, qui peut même tourner au grandiose, quand, par exemple, un Hokusai déclare faire des progrès en dessin entre sa soixante-seizième et sa soixante-dix-huitième année, ou comprendre enfin l'essence de la peinture à la veille de rendre l'âme, reprenant ainsi, par parenthèse, des propos de peintres chinois antérieurs de plusieurs siècles, comme Mi Fu.

Ou encore, par une inversion logique de la même tactique, c'est à l'adversaire qu'on prêtera, avec malice, comme dans la fable bien connue, des talents formidables, sournoisement exagérés pour mieux le désarçonner, en lui faisant baisser sa garde et courir les risques inhérents à l'orgueil ou à l'arrogance : laisser choir, en un mot, son fromage.

Au coin des rues ou à l'arrière des autobus, on rencontre encore parfois, au Japon, l'un de ces vieillards alertes qui vous content tout d'un coup monts et merveilles à propos de quelque chose d'absolument typique de chez vous, par exemple sur telle vedette de cinéma du temps jadis, ou sur le Casino de Paris, qui en savent bien plus long que vous sur le sujet, sur votre pays natal, et qui vous tiennent la jambe à n'en plus finir, vous laissant médusé, et vaguement irrité à la fin.

Il est toujours prudent de savoir, dans ce cas, que la véritable admiration japonaise est muette.

Quand vous recevez le traitement du silence, la gratification d'un seul mot de compliment péniblement arraché, c'est alors que vous pourrez être presque sûr de vous trouver dans la bonne voie, à moins qu'il ne s'agisse encore d'une fourbe stratégie pour exprimer un désaccord complet, et donc inavouable.

Car il existe, en effet, toute une gamme de silences : le silence de l'adhésion ou de l'admiration, le silence de l'opposition butée, celui du mépris, celui de l'indifférence absolue, et quelques autres encore.

S'il est un humour proprement japonais, c'est peut-être là qu'il se trouve, qu'il se dissimule : l'humour paradoxal du mutisme, d'un impénétrable silence, exprimé à travers un sourire qu'on dit énigmatique, mais qui est tout aussi bien la simple clôture obstinée de deux lèvres minces, étroitement crispées dans leur quant-à-soi.

Elles peuvent être éventuellement très belles, ces lèvres, très voluptueuses, ou bien impitoyablement mesquines, mais elles ne disent ni oui ni non.

Elles semblent refuser une fois pour toutes de partager le même niveau, d'habiter le même monde, de coexister.

Comme depuis l'enfer froid de leur solitude, elles prononcent leur implacable jugement tacite de l'intérieur, libres de garder pour l'éternité leur petite opinion têtue, mais sans colère, très poliment, sans grossièreté, peut-être bien après tout, avec une sorte d'humour, finalement, on ne sait pas au juste - en tout cas un humour assez compliqué et fort mystérieux, parfois même bizarre.


Oui ! tout compte fait, au Japon aussi, l'humour est là, inévitablement.

Comment pourrait-il en être autrement ?

Il s'acharne à pousser, comme le chiendent, sur le terrain ingrat du conformisme, du contrôle social. Finalement il s'adapte aux obstacles, les difficultés lui conviennent : la brièveté, le raccourci, l'informulé et, en dernier ressort, le silence...

Encadrées par de longues plages de blanc, les 17 syllabes des fameuses poésies laconiques, les haïku restent, pour de fins spécialites d'un hermétisme délicat, l'occasion rêvée de se délecter à bâtir, intraduisibles, des jeux d'humour complexe et subtil, du genre :
  • "Bourrasque des feuilles de pommes de terre !
  • Le chat aux moustaches dressées,
  • Chemine ..."
(Murayama Kokyô)


"Humour", en japonais, c'est "yûmoa", une approximation puisée aux sources anglaises, un mot emprunté ne jouissant pas en général d'un très grand prestige, en raison de son origine étrangère, mais c'est aussi "kokkei", un mot sino-japonais cette fois, qui, d'ailleurs, désigne plutôt sans équivoque en chinois, le bouffon et le burlesque.

La littérature humoristique "kokkei-bon" existe bel et bien au Japon, et il y a encore de fort belles thèses à écrire sur des inconnus, comme Jippensha Ikku (1765-1831) dont le roman picaresque Hisakurige est un guide touristique du pélerinage à Ise, le long de la voie Tokaidô, vu à travers les aventures rocambolesques de deux pélerins, Yaji et Kita, samouraïs fort libres d'allure, ne passant pas inaperçus dans les auberges, ou comme Shikitei Sanba (1776-1822) qui a peint des Portraits de buveurs, et en particulier le Portrait de l'ivrogne qui n'est pas drôle, sans mentionner bien d'autres oeuvres, comme La maison des bains d'un monde flottant.

Car si le Japon idéal, héritier d'une hyperculture, se conçoit raffiné, il n'en possède pas moins, dans les régions du bas de l'échelle, tout ce qu'on peut désirer pour rendre la vie supportable, et même agréable, des conteurs d'histoires drôles par exemple.

Leur répertoire s'étend du gag universel aux histoires de fantômes, mais ils se livrent également à des imitations du théâtre Kabuki, et ils sont organisés en guildes, très sérieusement vêtus d'un uniforme traditionnel, sagement assis en tailleur sur un coussin, un éventail à la main.

Ces "rakugo" ("paroles qui tombent" en chute libre, par allusion à la chute du récit) constituent peut-être encore aujourd'hui une minuscule soupape de sûreté pour soulager l'indignation populaire sur les questions politiques et sociales, comme dans leur contexte d'origine, l'urbanisation accélérée de l'époque Edo (1603-1867), cette période bourgeoise du Japon qui tire son nom du vieux Tokyo et qui est, en définitive, moins brève que ce que l'on pourrait penser en constatant la forte résilience du Japon féodal.


Dans ce pays si délicat, si distingué, la satire, la farce, la grossièreté, tout cela bien sûr existe aussi, tout peut arriver, toutes les aventures les plus étranges : de la défécation en public aux cartes de visite faites d'une fine lamelle d'un bois d'arbre parfumé de l'île Yakushima.

Quelque grand-mère fortunée vous invitera à une séance de Kabuki, et là, justement, sur la scène, deux pêcheurs burlesques tireront, au bout de leur ligne, sortant d'une rivière de carton-pâte, l'un, une adorable naïade, l'autre, une repoussante fée Carabosse, sous les rires et quolibets du public.

Entre les éprouvantes séances du théâtre Nô, qui affichent en général deux longues pièces le même soir, les nerfs devant supporter d'interminables apparitions de fantômes au son déchirant de la flûte aiguë, au rythme obsédant du petit et du grand tambour, le tout ponctué de gémissements, de cris stridents d'outre-tombe, tandis que le choeur de voix d'hommes accélère impitoyablement sa diction en une crise de folie qui fait monter la tension jusqu'aux limites du supportable afin qu'éclate, au point culminant, quelque action spectaculaire imprévue, un grand jet tournoyant de fils d'araignée, ou bien l'escamotage de la cage d'osier qui emprisonnait le spectre d'une jeune fille impudique, bref, pour rompre le charme austère de ces messes noires, et reposer un peu le public, il est d'usage d'intercaler, entre les deux parties du programme, une ou deux farces d'une bêtise parfois exemplaire, encore qu'on les appelle " kyôgen", c'est-à-dire "paroles de fou", ce qui n'a rien de très rassurant.

On y déploie tout un arsenal trop connu et qui a fait ses preuves : des scènes de dupes, des chamailleries d'ivrognes, et aussi quantité d'autres choses.

Mais où donc s'accorder à tracer les frontières du fin et du grossier ?

Où finir le gros rire, où commence l'humour ?


Les zénites, ces théoriciens japonais d'une école du bouddhisme chinois qui préfère le coup de foudre de l'Eveil subit à la pédagogie de l'Illumination graduelle, ont fait beaucoup parler d'eux, alors qu'en réalité, tout commence et finit par un sourire : le Bouddha prit une fleur et, sans mot dire, l'éleva sous les yeux de ses disciples pour leur suggérer quelque chose.

Une vérité fort abstruse, semble-t-il, puisque personne ne comprit, sauf Mahâkâsyapa, qui rendit au Bouddha son sourire. C'est ainsi que l'école du Chan naquit dans l'humour d'un gracieux écartement de lèvres.

Et cette école chinoise a fleuri tant et plus au Japon sous un autre nom.

Mais comme chacun sait, la culture japonaise n'arrive pas à se défaire d'une manie du graduel, d'une passion pour les degrés hiérarchiques, les "dan" : les barreaux de l'échelle.

Or, en fait, le Bouddha n'est rien de plus que l'échelle elle-même, et c'est un moine chinois provocateur, Lin Ji, qui a osé écrire : "Tue le Bouddha, si jamais tu le rencontres !"

Et pourtant, dans les arts martiaux japonais, comme dans le voisinage des temples, on continue à trouver quantité de ces bons élèves très studieux et fort appliqués, qui font illusion un temps, mais dont la stupidité profonde ne s'apprécie dans toute son ampleur qu'avec le recul d'un peu d'humour.

Et peut-être est-il encore possible de mentionner ici cet édifiant dialogue d'un bonze hardi avec une bonzesse lutine qui n'avait pas froid aux yeux, et à quoi bon se souvenir s'ils étaient chinois, japonais, français, ou hurons ?


"Voici un pic d'une hauteur vertigineuse", s'exclame le moine

"Voici un précipice d'une profondeur insondable " répond la nonne.


Ce chaste duo exprimait vertement la divine équivalence du plein et du vide.

Et d'une façon analogue, probablement l'humour n'est-il qu'une façon sérieuse de sourire, ou de pleurer, ou même de rire, de glisser, en d'autres termes, un plus à l'intérieur d'un moins.

Oui, pour qui sait voir, à distance ou de coin, de biais, de guinguois, les yeux mi-ouverts, mi-fermés, dans un retrait méditatif, l'humour se faufile presque partout, en définitive.

Même au Japon qui en semble à première vue l'antidote, il est présent à vrai dire, omniprésent pour un peu, réellement intarissable.

On en finirait pas : il y a le masochisme quotidien, le rire forcé pour masquer et supprimer la douleur, quand les portes du métro se referment trop vite, avant qu'on ait pu s'y engouffrer ; il y a cette peur paranoïaque de l'encerclement mental, dans le grand jeu de go, pour de vrai, des rapports humains.

Il y a toute cette galerie de personnages si inoubliablement japonais : la vierge, ou demi-vierge guerrière, par exemple, dont la coiffure est comme un heaume de Jeanne d'Arc, taillé avec une précision trop parfaite, excessive ; et aussi bien sûr, son homologue, le soldat chaste de la compagnie des assurances.

Il y a en somme cet être fluide, qui rêve d'infini mais qui apprécie les uniformes, qui porte sa cravate comme ses ancêtres portaient son sabre, prêt à se pendre en un nouveau hara-kiri à la moderne, cet être plastique, et même invertébré, habitué à s'agréger à ses congénères comme le marmot à l'école maternelle, et qui, dans le style Kabuki, s'enorgueillit d'un grand Moi collectif et de changements éclair de rôles, passant presto du costume trois pièces au kimono, désireux de jouer simultanément et avec brio le rôle de l'Oriental et de l'Occidental, et encore en plus celui du Chinois classique, trois, quatre rôles, douze même - ce héros mal connu qui ne sait plus très bien qui il est, qui pourrait être un saint avec un effort de plus, s'il sautait dans le vide en lâchant la corde de son nationalisme, qui s'y perd, finalement, dans tout cela, tout ce mélange contemporain, ce chaos, mais avec toujours tellement de courage, de travail et de bonne volonté naïve.

Et dans ce tableau désopilant, l'outsider, le barbare au Japon, pris dans le filet des innombrables règles implicites de la société japonaise, fera facilement penser à un éléphant consciencieux se déplaçnat avec circonspection dans un magasin de porcelaines.

Mais inutile de s'inquiéter.

Avec le temps, le pachyderme persévérant s'apprivoisera, se raffinera, c'est-à-dire s'affaiblira.

S'il n'y prend garde, il deviendra pusillanime, absolument inoffensif. Plus indigène que les indigènes, il en viendra à donner des conseils sur la fabrication de la porcelaine locale.

A propos de la fameuse opposition entre Orient et Occident - comme si l'un et l'autre étaient uniques ! - , on trouvera facilement au Japon de graves professeurs pour agencer habilement une série de contrastes suggestifs, pour mettre par exemple en parallèle le jet d'eau orgueilleux et conquérant du jardin occidental avec l'humble chute d'eau, la cascade si naturelle du jardin japonais.

Une fois pourtant sorti des salles de cours, l'étudiant observateur sera vite choqué, en se retrouvant dans le métro de Tokyo, par la présence d'une multitude de points d'eau, même parfois de minuscules fontaines où, précisément, un dispositif ingénieux permet de faire gicler l'eau en hauteur, un filet d'eau très pratique, à dire vrai, pour la commodité du public.

Et je ne puis encore m'empêcher d'être agacé, ou perturbé, dans les parcs de la ville, par les robinets des nombreuses vasques miniatures qui s'y trouvent, robinets on ne peut plus ordinaires, à ceci près qu'ils sont munis d'un embout mobile, et comme de juste toujours dirigé vers le haut, ou bien de côté, ou de trois-quarts. Il m'est arrivé plus d'une fois de les remettre "à l'endroit" pour les retrouver " à l'envers" une demi-heure plus tard.

On a beau savoir que le naturel et l'artificiel sont relatifs, que ce qui se pratique à droite chez soi a toutes les chances de se pratiquer, très logiquement, à gauche, à l'autre bout du monde : après dix ans d'efforts sincères, on ne parvient toujours pas à s'y faire.

Dans les rues de Tokyo, ici et là, et dans le métro partout, le sol est balisé à l'intention des aveugles à l'aide d'une kyrielle de bandes jaunes dentelées, et il est impossible de poser le pied sur ces échancrures sans en prendre conscience immédiatement, à cause d'une très vive sensation de marche bancale.

Mais cette mesure extrêmement charitable des pouvoirs publics paraît absurde, parce que, à moins qu'ils ne se déplacent incognito sans cannes blanches et sans chiens, par miracle justement grâce à ce procédé, de toute façon, très rares sont les aveugles ou les handicapés qui, semble-t-il, osent s'aventurer dans l'enfer des transports de Tokyo.

Or le plus extraordinaire est que l'usager japonais du métro, pourtant si hypersensible dans d'autres domaines, n'éprouve selon toute apparence aucune peine à marcher masochistement sans cesse sur ces lignes crénelées, utiles ou non, qui me sont si désagréables que j'essaie constamment de les éviter au prix d'une démarche contorsionnée des plus comiques.

Au sujet de ce phénomène aberrant, très probablement explicable, mais pour le moins mystérieux, j'ai eu plus d'une fois envie de composer quelque haïku à la française, bien indiscipliné et impertinent, du style :


"Bandes râpeuses couleur de feuille d'or sale !

Sous les pieds d'aveugles,

Edo chemine ..."



Et pour finir, je puis peut-être avouer que chaque nuit, très précisément sur le coup de minuit, quand je me retrouve assis sur ces minuscules tabourets verts des bains publics, qui semblent des sièges pour nourrissons, dans cette piscine pour ainsi dire privée, à deux pas de ma maison de bois aux six tatamis, à côté des rares clients qui, à cette heure tardive, sous la lumière crue des néons, s'enduisent consciencieusement de mousse blanche de la tête au pied, comme pour se déguiser, avec une élégance maniaque et sans dire un mot, alors l'irréalité humoristique des choses de ce monde - morne philosophie d'un exil semi-volontaire - m'apparaît soudainement pulvériser toutes les frontières.



©Alain Robert Coulon 2006


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