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L'oeil de l'exil


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Nouvelles  

LE CANAL DE L'EXIL


deuxième roman, écrit de 1991 à 1993 à Tokyo.


D'après un compte rendu de Calmann Lévy il s'agit d'une méditation sur la solitude et la mort qui pousse le roman vers l'essai.

En réalité ces pages sont inspirées par la vie d'un prêtre chinois, le père François Houang qui, après 50 ans d'exil en France, était resté un moine bouddhiste de l'école Chan et un sage libre et frondeur. L'église Saint-Eustache du quartier des Halles et les rues de Paris où se promène le petit élève qu'il initie aux mystères du monde et qu'il va expédier en exil à la fin du roman, sont le décor naturel de chaque épisode.




   Même par les journées d'hiver les plus glaciales, on pouvait voir presque chaque jour, il y a quelques années encore, un peu avant 7 heures du soir, un vieil homme, au pas lourd et heurté, sortir de la courte impasse Saint-Eustache, dans ce quartier dont les odeurs traînantes de légumes et de fruits trop murs, comme incrustées depuis des siècles dans le pavé, perpétuent le souvenir des anciennes halles de Paris. Contournant l'église massive, sûr de sa direction, marchant comme un automate, sans sembler rien voir, il obliquait toujours brusquement vers la droite, inattentif, en apparence, aux mille détails qui, d'ordinaire nous distraient dans les rues animées d'une grande ville.
Il continuait paisiblement son chemin. Et pourtant, si, par un procédé de science-fiction, quelqu'un parmi nos savants, avait disposé d'une machine ingénieuse et hautement perfectionnée, pour lire dans les cerveaux, on aurait pu constater qu'en fait, secrètement, à l'insu des passants, rien ne lui échappait.
Il saisissait tout. La moindre silhouette, croisée sur le trottoir, laissait quelques traces dans l'une des connexions de ses cellules cérébrales. Non seulement l'intensité des lumières, dans les cafés et restaurants familiers, mais jusqu'à l'humeur du jour d'un patron, ou d'un serveur, entr'aperçus en un éclair derrière une vitre, le nombre des clients perchés sur les hauts tabourets, au comptoir du Cochon d'Or, et naturellement, les grands titres des journaux du soir, au kiosque voisin, tout était enregistré, assimilé discrètement, et sans effort.
.../...
Un observateur, néanmoins, qui aurait pris la peine de le suivre assez longtemps des yeux, par moments, aurait pu le surprendre arrêté net au beau milieu du trottoir, sans raison apparente, comme une machinerie soudainement bloquée. On aurait dit qu'il obéissait, alors, à un feu rouge intérieur, que personne d'autre que lui ne savait apercevoir. Il restait ainsi planté un bon moment, sans que l'on eût le moyen de comprendre exactement ce qui pouvait bien se passer, en ces instants, soit dans les rouages invisibles de son ossature, soit au fond de sa cervelle.
Il est possible, tout bien considéré, qu'une sorte de ravissement s'emparait alors de lui, à son corps défendant, et en pleine rue : une extase imprévue, sur un bout de trottoir de la rue Coquillère !

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